Dans un monde incertain, quels impacts pour l'orientation ?



Quelles compétences nouvelles pour les professionnels de l’orientation ? Quelles évolutions du service et quels enjeux territoriaux ? Voici la 3e et dernière partie de la conférence donnée par André Chauvet le 31 mai dernier lors de la journée régionale du Spro.

     

En quoi les différentes transformations évoquées dans les articles précédents impactent la nature du service rendu par les professionnels, donc les compétences à mobiliser ? Cela renvoie tout d’abord à une interrogation des conceptions de l’orientation qui ont historiquement fondé les pratiques professionnelles.

   

Des présupposés en question et des conséquences

"Les théories et techniques actuelles de l'orientation sont en crise car leur postulat central de prévisibilité (se fondant sur les notions de stabilité et d'étapes des parcours professionnels) paraît non seulement discutable mais surtout comme ayant perdu de sa pertinence." [1]

La discontinuité, les transitions et la négociation caractérisent en effet les parcours professionnels actuels : plus de prédétermination absolue du passé ni de logique totalement linéaire dans les évolutions entre la sortie de l’école et la retraite. Les conséquences en termes de modèles d'intervention sont nombreuses et essentielles. Par ailleurs, l’observation des modalités d’accès au travail réinterroge le lien orientation /emploi notamment des pratiques de recrutement : les approches par la médiation active ouvrent des espaces de réflexion et d’innovation [2] intéressants.

        

Aider à s’orienter dans un mode incertain

En effet, dans un monde stable, la qualité du processus d’orientation est fortement corrélée à la définition de l’objectif (le but professionnel, le projet). L’idée est que la mobilisation des personnes sera liée à leur attirance pour cet objectif et qu’elles feront les efforts nécessaires pour l’atteindre. Dans un monde à forte imprévisibilité, les choses ne se passent plus aussi simplement. Les aléas sont nombreux, les plans d’action sont rarement mis en œuvre tels qu’ils étaient établis. Par ailleurs, les évolutions du monde professionnel sont rapides et de nouvelles opportunités apparaissent. Le lien entre la formation initiale et l’emploi est beaucoup plus distendu, itératif. Dans ce sens, l’orientation est au moins autant un processus de régulation (faire le point, réguler, réajuster sans cesse) que de planification rigide (avoir un but, établir un plan). Nous l’avons bien perçu dans les rencontres avec l’entreprise et les opportunités qui ont été ainsi créées, difficilement planifiables et pourtant réussies.

    

Des modèles d’intervention souples et systémiques

Les conséquences en termes de modèles d'intervention sont nombreuses et essentielles :

  • Aborder la demande de la personne dans sa globalité ce qui suppose d'accorder une importance centrale aux contextes de vie et aux territoires.
  • Enrichir les schémas de pensée articulant uniquement moyens et fins (autour des notions de projet) en approches plus ouvertes et itératives aux différentes possibilités.
  • Privilégier une approche de médiation plus éducative, adaptée à la complexité des processus et au nombre d’informations à interpréter et à utiliser.

     

La nature de l’aide à apporter

Concrètement, cela veut également dire que l’on doit pouvoir aider à tout moment les personnes à identifier ce qui est important pour elles, ce qui les mobilise mais également leur permettre d’être ouvertes, curieuses, de découvrir des mondes professionnels inconnus, de vivre des expériences apprenantes qui enrichiront leurs représentations d’elles-mêmes et du monde. Il s’agit de permettre à toutes les personnes de faire des choix conscients et éclairés.

     

Le processus d’aide à l’orientation s’appuie donc sur plusieurs registres complémentaires :

  • La dimension informative : développer la connaissance de l’environnement (médiation de l’information) : savoir chercher, découvrir à travers à la fois l’expérience réelle mais également les opportunités des outils numériques, savoir utiliser ses droits d’accès à la formation ou à l’emploi
  • La dimension éducative : apprendre à décoder les informations, développer l’esprit critique, préciser ce qui nous porte et nous motive, apprendre à décider dans des situations tendues, apprendre à faire des choix éclairés…

La dimension expérientielle et coopérative : faire des choix suppose d’avoir des points de repère pas uniquement livresques ou académiques mais bien personnels, vécus et collectifs. Sur ce plan, le travail d’orientation peut tirer grand bénéfice d’actions collectives et coopératives (citoyenneté, réhabilitation, art et culture) ou d’évènements territoriaux.

   

Une posture qui évolue

La posture peut être définie comme l'attitude, la manière de se positionner, une  "ligne de conduite", qui organise ses interventions et définit les rôles et responsabilités. Dans le champ de l’orientation, la posture professionnelle est bouleversée par les évolutions évoquées, ce qui suppose le développement de gestes professionnels et de leviers d’ingénierie inédits fondés sur quelques principes.

     

  • La légitimité n’est plus dans l’unique maîtrise du savoir
  • Co élaborer, co construire, chercher, analyser ensemble deviennent des pratiques centrales
  • La réflexion ne se fait plus uniquement en face à face. Pour la personne, ce travail est permanent grâce à l’accès facilité aux ressources. On échange par mail, on se transmet des documents et on fait des analyses conjointes. Le « on » implique un processus coopératif. Mais l’extérieur (les pairs la famille) sont aussi parties prenantes. Ils influencent le processus.

 

   

 

  • Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’expertise sur le contenu (la complexité des systèmes de formation nécessite des conseillers au fait des subtilités du système). Mais cette expertise n’est pas utilisée dans un sens prescriptif (vous devrez) voire même incitatif (vous devriez) mais plutôt dans une approche délibérative (au regard des différentes hypothèses, vous avez les scénarios suivants….).
  • Utiliser le hasard, l’imprévu, le jeu comme ressources de mise en scène (Serious Game plus que diaporama complet et soporifique)
  • Il s’agit de « Passer d’une logique de réponses agencées dans un programme autorisé à une logique de questions à élaborer ensemble selon plusieurs points de vue » (Denis Cristol [3]). Cela suppose que chaque médiation soit toujours inédite.

     

Une riche palette de gestes professionnels et de compétences

On observe un enrichissement des gestes professionnels mais également un déplacement vers une logique de médiation, intégrant à la fois la dimension interpersonnelle (écouter, veiller à la qualité de l’accueil, construire des réponses pertinentes et personnalisées en situation), organisationnelle (élaborer les modalités de service au regard des demandes, besoins et usages du public, intégrer les multimodalités) et pédagogique (construire une ingénierie innovante de l’orientation avec un usager partie prenante, dans des contextes associant entretiens individuels et démarches coopératives).

Et au-delà des compétences de veille informative et de médiation, cela ouvre à des compétences d’agencement et de mise en scène que nous pourrions appeler ensemblier : être en capacité de construire avec les personnes des scénarios dont on a pu tester la faisabilité auprès de sources différentes et dont a pu faciliter la construction avec différentes mesures, dispositifs ou interlocuteurs…

   

L’enjeu du travail coopératif
 

Par ailleurs, ce travail ne peut plus se faire seul. Au-delà des compétences relatives à la relation individuelle, on perçoit la nécessité d’un travail collaboratif des professionnels entre eux. Et il s’agit d’aller au-delà d’une simple interconnaissance (se connaître, identifier les rôles, échanger sur le public). C’est bien d’intelligence collective dont il est question, au plus près des territoires et impliquant tous les acteurs.

En somme, passer d'une logique partenariale à des approches de réseau  coopératives : ne pas se contenter de répartir les rôles mais bien co construire un système de mutualisation de ressources lisible et adapté au public.     

   
Conclusion et perspectives

Imaginer le service le plus susceptible d'aider les personnes dans la conduite de leur vie professionnelle, c'est permettre la prise en compte des situations singulières et donc des contextes différents. Cela suppose des modalités d'accueil, d'écoute suffisamment centrées sur la personne (et pas forcément sur des messages à transmettre). Cela  amène à décliner plusieurs priorités d'interventions : fournir des repères, aider à leur appropriation, permettre à chaque personne de développer son pouvoir d'agir mais également identifier et mobiliser des ressources multiples mobilisables dans toutes les situations de transition mais également tout au long de sa vie.

 

Au culte de la linéarité et des procédures, nous devons nous employer à ne pas occulter d'autres approches moins directes (l'oblique, le détour, l'opportunité). Faire le constat de l'humilité nécessaire dans un monde aux repères flous, ce n'est pas renoncer à son pouvoir d'action, au contraire. Tant pour le professionnel que pour l'usager, il s'agit de se donner des perspectives mobilisatrices, identifier les contextes dans lesquels cette stratégie va pouvoir se développer, les atouts, les obstacles éventuels et les alternatives nécessaires en cas d'aléas. C'est aussi avoir des repères et des outils de "navigation". Car s'orienter dans un monde incertain, c'est à la fois identifier un cap (et là, l'appropriation de l'information sur l'environnement est cruciale) et maîtriser les règles de navigation.

 

Les services et actions à développer se situent donc sur ces deux dimensions conjointes : aider les personnes à identifier des perspectives d’évolution mobilisatrices et leur permettre de développer des compétences pour conduire leur vie professionnelle. En ce sens, le professionnalisme requis est bien spécifique et nécessite d’articuler une approche intégrative (au plus près des territoires, de ses acteurs et de son développement, prenant en compte la dimension emploi, la réalité des entreprises) et une approche technique particulière, qui relève d’une ingénierie pédagogique de l’orientation. C’est dans cette complémentarité que se développeront des services au plus près des attentes et usages du public.

 

Il nous faut aussi intégrer l’idée que reconnaître et saisir l’occasion [4] fait sans doute partie d’une compétence à évoluer tout au long de la vie. Et que chacun est capable de transformer une occasion en processus de mobilisation. Sans que personne ne soit capable de la prévoir à l’avance. Cela nous déplace de logique de prévision (savoir ce qui va se passer) à des approches plus anticipatrices (mettre en place les conditions que cela puisse avancer au regard de l’état de la situation, garder un œil sur ce qui évolue dans l’environnement, éclairer les décisions).

L’enjeu est sans doute de notre capacité collective à créer des contextes permettant à chacun de saisir des opportunités. En somme provoquer des rencontres, donc des hasards créatifs qui ouvrent des possibles. Pour tous.

    

[1] "Construire sa vie (Life Designing) : un paradigme pour l'orientation du XXIe siècle Revue OSP, N° 1, Vol 39 / mars 2010
[2] À titre d’exemple, voir l’expérimentation SEVE portée par la Fédération des acteurs de la Solidarité ou encore les recherches de l’économiste Anne FRETEL (…partir de l’entreprise pour penser l’insertion)
[3] http://4cristol.over-blog.com/article-ce-que-les-nouvelles-fa-ons-d-apprendre-changent-pour-les-formateurs-111104457.html
[4] Selon l’expression du philosophe François Jullien

   

Cariforef des Pays de la Loire, juillet 2018

31 MAI 2018 - LA RENCONTRE AVEC L'ENTREPRISE

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André Chauvet : "Il faut sortir des logiques formelles, voire strictement informatives" R. Pienne - Quotidien de la formation n° 3063, 21 juin 2018