Enrichir les approches de l’orientation à partir de l’observation de recrutements atypiques



Enrichir les approches de l’orientation à partir des témoignages d’entreprises et de salariés dont la rencontre était improbable. Voici la 1re partie de la conférence donnée par André Chauvet le 31 mai dernier lors de la journée régionale du Spro.

     
Comment évoquer l’entreprise et favoriser les opportunités lorsqu’on est professionnel du Spro ?

Face à la transformation accélérée du monde du travail, et compte tenu des incertitudes en termes d’évolutions, les questions d’orientation sont complexes. Elles nécessitent de concilier la prise en compte des évolutions socio-économiques, des usages, des situations de travail, des ressources et opportunités de l’environnement et la singularité de chaque personne. Dans ce contexte, la rencontre proposée aujourd’hui est intéressante et inédite à plus d’un titre. Tout d’abord, c’est la notion de métier qui a été historiquement au cœur des pratiques d’orientation. On y parle volontiers de meilleure connaissance du travail et des secteurs professionnels ; on y poursuit l’objectif d’enrichir les représentations professionnelles ; on propose des questionnaires d’intérêt d’activités. En un mot, on se préoccupe de grandes catégories générales. Comme si l’entreprise n’était que le simple lieu d’exercice et que le choix se faisait d’abord au regard d’une connaissance approfondie du métier avant d’en envisager les lieux réels de mise en œuvre.

Cela s’inscrit également dans une conception linéaire des parcours, autour de la logique chronologique suivante : projet/formation/emploi dont on perçoit aujourd’hui les limites. Ensuite cette rencontre nous amène à porter le regard sur d’autres aspects. Au-delà des métiers exercés, l’entreprise est non seulement un lieu de création de valeur mais également un levier de développement de compétences, un possible espace de solidarité et de construction collective.

C’est donc bien plus qu’une addition de professionnels au travail. Enfin, les processus de décision d’orientation sont tout sauf rationnels. Ils mobilisent des représentations sociales multiples (ce que l’on sait des métiers, ce que l’on en pense, ce qu’on imagine qui peut nous intéresser) mais ils sont également fondés sur l’étendue et la variété des connaissances des possibles. Et c’est là que cette rencontre nous éclaire. Chacun peut, à un moment, s’engager dans un environnement professionnel pas nécessairement très attractif a priori mais qui peut se révéler propice et pertinent « en situation ». Parce qu’on le découvre et que les conditions sont réunies. Et aussi parce qu’on a pu y trouver plus que ce que l’on imaginait. "Rien ne me prédestinait à cela" "Mais je ne connaissais pas le métier" dit un des participants.

Bien sûr, nous nous garderons de toute généralisation, les contre-exemples existent également mais il y a sans doute des enseignements à tirer des situations de recrutement atypiques qui nous ont été présentées (vidéo ci-dessous). Alors, en quoi ces situations peuvent nous inspirer et enrichir nos visions et pratiques ?

   

Des conceptions de l’orientation évolutives

Tout d’abord, n’oublions pas que les conceptions de l’orientation ont toujours été corrélées aux évolutions du marché du travail. Quand les difficultés pour recruter augmentent côté entreprise, les critères se négocient plus facilement. Inversement, en situation de rareté du travail, les exigences ont tendance à croître. C’est juste une évidence : il y a plus de liberté de choix quand il y a plus de choix. Par ailleurs, la réflexion sur l’orientation pour une population scolarisée (qui cherche une voie en terme d’études) a dû évoluer au regard d’une demande sociale tout au long de la vie, pour des personnes ayant déjà une expérience. À l’écoute de ces témoignages, nous reprendrons quelques formulations des participants qui nous semblent révélatrices en termes de réflexions à partager.

    

Les limites du profilage et l’apport des compétences transversales

Une des intervenantes a formulé sa recherche avec un objectif précis. Elle recherchait des postes où les débutants étaient acceptés. Dès le départ cela interroge le lien entre orientation et recrutement. Lien complexe, évolutif, mais qu’il s’agit d’analyser finement. Dans une note récente de France Stratégie[1]. Sandrine Aboubadra-Pauly précise les éléments suivants : "Le diplôme reste un signal très important sur le marché du travail en France. Les employeurs y sont très attachés. Mais à diplôme de niveau égal, ils sont aussi de plus en plus sensibles et réceptifs aux compétences, notamment aux compétences dites transversales. De nombreuses études montrent que les employeurs attendent de leurs futurs employés qu’ils aient des compétences transversales de base : maîtrise de l’informatique et du numérique, expression orale et écrite correcte, ainsi que des compétences plus complexes à évaluer : la capacité à travailler en groupe ou en équipe, savoir utiliser les "codes sociaux", se conformer aux règles de l’entreprise, faire preuve de créativité, gérer et résoudre des incidents et savoir s’adapter à des aléas, des situations d’urgence, etc."

Si les situations sont bien évidemment très variables en fonction des postes à pourvoir, cela interroge sur les prérequis incontournables qui doivent être possédés et sur ce qui peut se construire, s’apprendre dans la situation de travail elle-même. Sur ce plan, un profilage trop précis risque d’éliminer des candidats dont les talents pourraient être mobilisés en situation. La référence aux compétences transversales voire au Soft Skills[2] est sur ce plan intéressante. Cela ouvre des perspectives à la fois sur les possibilités d’évolution pour des personnes ouvertes à l’expérience et ayant envie d’apprendre tout au long de la vie. Mais c’est aussi un signal fort sur le fait que les parcours ne sont pas totalement déterminés par la formation initiale. Un pouvoir d’agir existe, tant individuel que collectif. Et c’est cet espace de négociation qu’il nous semble intéressant à analyser.

     

Des risques partagés et des conditions de réussite

Recruter sans CV, ouvrir ses portes, recruter par simulation tous les éléments présentés ici vont dans le sens d’une ouverture. Mais si des opportunités sont possibles, elles ne sont pas non plus automatiques. Un certain nombre de conditions doivent être réunies. Du côté des personnes intéressées d’abord qui acceptent le risque d’un environnement nouveau ("Je l’ai découvert par hasard", dit un des intervenants), éventuellement moins attractif mais compensé par une volonté d’aller de l’avant et une curiosité pour ce contexte inédit. L’entreprise également, qui va mettre en place à la fois des conditions d’accueil adéquates mais aussi un processus d’intégration et de professionnalisation progressif sur ce qui relève de gestes professionnels à apprendre. Un risque acceptable donc qui peut faire évoluer les représentations de tous. Que ceux qui pensent que ça ne marchera jamais écoutent ces témoignages. L’histoire est à écrire. La volonté ne suffit pas mais des conditions peuvent faciliter cette rencontre. Car la question de la pénurie de personnel peut être analysée de plusieurs façons.

   

Sandrine Aboubadra-Pauly citée plus haut précise : "Le manque de formation ou de compétences est une explication très partielle des situations de pénurie. C’est le cas dans le secteur du numérique, par exemple, parce que les besoins des entreprises sont très importants et que l’offre de formation ne s’est pas développée assez vite. Mais globalement il faut être conscient que la spécificité de formation reste peu déterminante : en France, moins de 50 % des personnes ont un diplôme dont la spécialité correspond au métier qu’elles exercent."

"En revanche, certains secteurs ou métiers connaissent des difficultés de recrutement parce que tout simplement les postes proposés ne sont pas du tout attractifs, en raison des conditions de travail notamment. La faible mixité des métiers est aussi un frein important… Il y a aussi, pour finir, une question de mobilité géographique. En France, plus on est âgé moins on est mobile géographiquement. On a tendance à préférer changer de métier plutôt que de lieu de vie."

Tout cela réinterroge le lien entre formation initiale et emploi occupé et bien sûr éclaire la question de l’orientation tout au long de la vie d’une manière plus subtile.

    

Le pari de la confiance : les personnes ont des acquis et des ressources 

"Les personnes recrutées, même si elles ne connaissent pas le métier et le secteur, ont une expérience. Il s’agit de la valoriser" dit un chef d’entreprise. La non-conformité au profil recherché peut devenir une richesse si l’on considère que les personnes recrutées ont des compétences, une expérience qui peut enrichir le collectif. Cette vision de personnes détentrices d’expérience et de ressources nous semble précieuse dans un moment où un certain nombre de professionnels peuvent être découragés par le fait qu’il manquera toujours "quelque chose" pour être en conformité aux attendus. Cela ouvre des perspectives tant sur les modalités de recrutement et le niveau d’exigence que sur l’espace de négociation, de confiance et de co-construction ainsi créé.

    

La question des représentations du monde du travail

Tous ces éléments interrogent la manière d’ouvrir à des perspectives d’évolution non spontanément valorisées par le public (comment faire découvrir d’autres solutions ?) mais également les possibilités d’enrichissement des représentations professionnelles. On peut notamment privilégier et développer des approches moins livresques et théoriques et plus expérientielles. Cela nous rappelle que l’on ne choisit que ce que l’on connaît mais surtout que l’on ne connaît vraiment que ce que l’on met en œuvre et expérimente. Ce qui frappe dans les initiatives qui nous ont été présentées, c’est que la clarification se fait chemin faisant, et que la mobilisation est d’autant plus forte que le contexte de travail est favorable. D’où l’importance de ne pas oublier que l’on choisit éventuellement des métiers mais qu’on les investit dans des contextes plus ou moins facilitants. Par ailleurs, cela suppose qu’une rencontre soit possible. Or, on perçoit bien que l’opportunité n’est identifiable, possible, que si des réseaux de communication multiples sont activés, que chacun des acteurs dépasse ses certitudes pour s’ouvrir à d’autres hypothèses. Mettre en place les conditions de ces rencontres nous semble aujourd’hui un enjeu d’équité et de pertinence.

     

Une approche ouverte, opportuniste et expérientielle de l’orientation

S’intéresser à l’entreprise dans le champ de l’orientation, ce n’est pas céder à des visées adéquationnistes et mécanistes qui ont montré leurs limites. Les questions d’accès à l’emploi, d’insertion professionnelle ne sont pas de simples rapprochements entre des profils et des postes, une mise en correspondance terme à terme entre des compétences et des attendus. Développer la curiosité, donner à voir la richesse des ressources, permettre leur utilisation, échanger avec des professionnels qui investissent leur travail, autant d’objectifs qui peuvent enrichir la réflexion de tous les acteurs et cela au plus près des territoires. 

Car le premier enjeu d’équité sociale, c’est de permettre à chacun de faire des choix éclairés. Or les choix peuvent se fonder plutôt sur des représentations stéréotypées, faiblement enrichies, très éloignées des contextes de travail. Il y a un grand intérêt à envisager un enrichissement des visions de l’environnement socio économiques sur les territoires. Car les entreprises (et les métiers qui s’y exercent) sont parfois faiblement visibles, car concentrées dans des environnements peu connus par le public. Aller voir ce qu’il y a derrière les murs des entreprises de zones industrielles est souvent une aventure passionnante pour le public qui ignorait souvent tout de cette réalité là, de cette vie là.

   

S’orienter par temps incertain : la part du risque

Par ailleurs, aborder les questions d’orientation aujourd’hui sans faire référence à l’imprévisibilité et au risque, c’est mener une réflexion hors sol, détachée à la fois des conciliations nécessaires dans un parcours de vie mais c’est aussi maintenir l’illusion qu’il y aurait un bon choix et des mauvais choix.

Or justement, l’entreprise est un lieu où ces questions se vivent au quotidien : aléas, innovations, faible prévisibilité des réactions clients, apparition soudaine de concurrents…tous ces éléments rythment la vie des organisations nécessitant des ajustements incessants et rapides, tout en conservant une continuité dans les valeurs et ses finalités. Si l’analogie a des limites, on perçoit la nécessité d’approches plurielles, ouvertes qui permettent d’associer une réflexion à la fois sur les intentions les goûts et les talents de chacun mais également une attention aux opportunités qui peuvent se présenter, une veille sur les secteurs qui apparaissent.

Car nos décisions sont aussi influencées par nos représentations, de nous, de l’environnement, des métiers….comment les mettre en travail ? Comment les enrichir ? Comment les rendre moins théoriques, plus vivantes ? C’est le thème du prochain article…

   

[1] Voir la note de France Stratégie, Les métiers qui recruteront demain, juin 2018 

[2] Compétences douces, souvent traduites par compétences comportementales mais qui sont plus largement des compétences situationnelles et sociales

       

À suivre...

Les parties 2 et 3 de la conférence d’André Chauvet porteront sur les thèmes suivants :

  • Quelle médiation sur les représentations du monde du travail, en lien avec l’entreprise et les territoires – Dans notre lettre d'info n° 25 du 3 juillet 2018
  • Quel impact sur les professionnels du Spro, en termes de compétences, d’évolution du service, et d’enjeux territoriaux – Dans notre lettre d'info n° 26 du 10 juillet 2018

À voir...

« Bien sûr, nous nous garderons de toute généralisation, les contre-exemples existent également mais il y a sans doute des enseignements à tirer des situations de recrutement atypiques qui nous ont été présentées" (André Chauvet)

     

  

    

Cariforef des Pays de la Loire, juin 2018

     

31 MAI 2018 - LA RENCONTRE AVEC L'ENTREPRISE

Retours sur la journée :

André Chauvet : "Il faut sortir des logiques formelles, voire strictement informatives" R. Pienne - Quotidien de la formation n° 3063, 21 juin 2018

   

À noter dans votre agenda

Sandrine Aboubadra-Pauly interviendra le 27 septembre en Vendée lors d’une conférence sur les métiers demain et les compétences transversales et transférables.
Organisée par le groupe Spro Vendée Sud, en partenariat avec les groupes Spro de Vendée et de Cholet, celle-ci aura lien à St Fulgent. Inscrivez-vous ici.